En Tunisie, le numérique est perçu comme un pare-feu à l’exil des talents et la progression du chômage des jeunes. Mais il faut pour cela d’abord et surtout répondre aux espoirs de la jeunesse tunisienne. C’est le pari ambitieux du Start-up Act. Un dispositif juridique – plein de promesses – et inédit en Afrique. Presque organique dans le sens où cette loi n’a pas été décidé en haut mais vient du vraiment du “bas”, du terrain, dans un réel esprit de co-construction. Car le Startup Act est d’abord le fruit d’un long processus de concertation entre le gouvernement et la société civile tunisienne autour d’une vision : éliminer les barrières et démocratiser l’accès à l’entrepreneuriat pour tous les tunisiens, y compris dans les régions les plus reculées. Et in fine permettre aussi à la Tunisie de rester souveraine en conservant ses cerveaux (et de maîtriser ainsi la “digital litteracy”) à l’ềre du tout-numérique. “ Rencontre avec Anouar Maârouf, le Ministre Tunisien des technologies de la communication et de l’économie numérique (MTCEN) et l’un des chefs d’orchestre du Start-up Act.
Comment le développement des startups peuvent-ils aujourd’hui apporter de l’espoir à la jeunesse tunisienne et contribuer à lutter contre le chômage ?
La jeunesse et l’espoir sont souvent associés, surtout lorsqu’il s’agit du numérique. Par exemple, le Startup Act a généré beaucoup d’attente positive chez la jeunesse en Tunisie. A un premier niveau, il y avait l’espoir de pouvoir enfin créer son projet, transformer son idée dans son pays. A un second niveau, le Startup Act représentait enfin une initiative qui sort de l’écosystème et qui aboutit. Habituellement, chez la jeunesse, les initiatives viennent d’en haut, de l’Etat, alors que celle-ci vient d’en bas. Elle a été élaborée par les acteurs eux-mêmes, par les jeunes, notamment l’écosystème des startups, et elle a abouti. J’étais impressionné et ému par l’euphorie ambiante lorsque le Parlement a validé le Startup Act. Les jeunes considéraient qu’ils avaient une victoire historique.
L’espoir vient de là mais est nourri également par l’énergie déclenchée par la révolution tunisienne, qui à plusieurs reprises, a été confrontée à des freins et désillusions. L’idée est de lancer des initiatives comme le Startup Act et de réussir rapidement dans le numérique. Le numérique c’est l’avenir, c’est le changement, c’est la rupture, c’est l’espoir. La jeunesse tunisienne aujourd’hui, à travers le Startup Act et cette dynamique créée dans les régions, se rend compte que finalement si on a une bonne idée entrepreneuriale, une tête bien faite, de l’envie et une bonne connexion internet, il est possible de créer son projet et faire des miracles.
Où en est le Startup Act après son adoption au Parlement en 2018 ?
Le Startup Act c’est tout un process. Il ne faut pas le réduire au projet de loi, au texte. Le Startup Act c’est un nouvel esprit, c’est une nouvelle dynamique créée par les jeunes et par l’écosystème, et adoptée et accélérée par l’Etat. Je définis mon rôle comme accélérateur de cette dynamique qui est née au sein de l’écosystème. Le 4 avril sera officiellement lancé le Startup Act. Cela signifie que les premiers labels seront attribués et sera lancé le portail à partir duquel tout le processus de gestion défini dans le Startup Act sera dématérialisé.
Ce sont des labels qui vont être attribués par le Collège des startups qui vient tout juste d’être nommé ? (NDLR : Cette interview a été réalisée lors d’un moment historique, en effet nous sommes interrompus, on porte à Mr Maarouf un message et son visage s’éclaire, le président du gouvernement vient d’officialiser la nomination des 9 membres du collège des startups, l’interview reprendra avec une énergie décuplée !).
Le Collège des startups vient d’être nommé à travers une décision du chef du gouvernement. Ce sont neuf personnes qui représentent l’écosystème des startups : notamment les experts, les organisations de l’Etat en relation avec ce domaine, les VCs, les institutions d’investissement ou d’accompagnement des startuppers. C’est un Collège représentatif de l’écosystème. Leur rôle est de donner des labels, c’est-à-dire de traiter des dossiers de candidature de startups et de les labelliser.
Comment le numérique et le Startup Act peuvent développer les régions tunisiennes d’un côté et surtout décentraliser l’Etat et ses services publics ?
C’est une question centrale. L’une des raisons de la révolution est cette disparité entre les régions. Quand nous avons réfléchi sur la stratégie Tunisie Digitale 2020, l’un des objectifs définis était que le digital soit un enabler de cette transformation dans les régions, d’une articulation du numérique et de la territorialité, de faire une redistribution de la richesse grâce au digital de manière à ce que tout le monde en profite de la même manière.
Si nous offrons une bonne connexion internet, un écosystème en support, un financement, nous pouvons permettre aux jeunes, qui sont diplômés, de créer leurs entreprises sans se déplacer à Tunis ou quitter le pays. Le MTCEN travaille sur la généralisation du très haut débit dans toutes les régions et le pays se prépare d’ailleurs le lancement de la 5G. Le MTCEN supervise les projets de zone blanche, pour couvrir les zones qui ne sont pas rentables pour les opérateurs. Le MTCEN pilote également le projet de réseau de l’administration, RNIA, “Réseau National Intégré de l’Administration“. Nous avons connecté tous les sites de l’administration à travers tout le pays avec du très haut débit, afin de créer des réseaux internes performants et de généraliser cette couverture dans le pays.
Revenons sur la question du financement, que peut apporter le Startup Act aux jeunes pousses tunisiennes qui recherchent des fonds dans leur processus de passage à l’échelle ?
Nous travaillons effectivement sur le lancement d’un fonds de fonds. Les études sont sur le point de finalisation. Le lancement sera en 2019, ce fonds de fonds démarrera avec 100 millions d’euros et une cible de 200 millions d’euros. Les chiffres ne sont pas arrêtés en définitive mais c’est un ordre de grandeur. Ce fonds de fonds permettra de créer une dizaine de fonds d’investissement qui couvrent le cycle de vie d’une startup et qui permettent de lancer réellement cette dynamique en Tunisie. Par ailleurs, cette dynamique et j’insiste sur ce point, n’est pas adressée aux Tunisiens uniquement mais à tous ceux qui veulent créer leur startup en Tunisie et ils sont nombreux à venir s’installer ici pour créer des startups et bénéficier du startup Act et des financements.
En parlant d’ouverture en dehors des frontières de la simple Tunisie, quels sont les projets que la Tunisie porte et commence déjà à implémenter pour se positionner en Afrique ?
Ce fonds de fonds va donner naissance à des fonds spécialisés dans l’incubation des startups africaines et à ce titre, nous travaillons sur une initiative beaucoup plus large qui est Smart Africa. Dans le cadre de l’alliance Smart Africa – la Tunisie est membre actif dans cette alliance, la Tunisie a été désignée comme l’incubateur de l’écosystème des startups africaines. C’est-à-dire que nous avons la mission de créer une dynamique à l’échelle de l’Afrique, de donner l’opportunité et le potentiel à tous les jeunes Africains de créer leur startup, de créer des mécanismes d’accompagnement et de financement, et d’accéder au marché international.
Quand vous dites que la Tunisie devient un incubateur de startups africaines, ça veut dire que physiquement il y a aura une structure d’accompagnement, un incubateur physique africain en Tunisie ?
Dans le cas de Smart Africa, l’alliance a décidé de la création d’un fonds d’investissement dédié aux startups africaines et a donné à la Tunisie la responsabilité de gérer ce fonds.
En parlant d’innovation, prenons un sujet fondamental comme l’Intelligence Artificielle (IA). Ce débat a été porté en France par Cédric Villani, notamment, qui a rédigé un rapport sur l’intelligence artificielle et le rôle que la France doit jouer, et surtout comment elle peut mieux s’armer par rapport aux autres puissances. Il explique, dans ce rapport, que pour rester dans la course la France doit attirer des cerveaux étrangers, et les faire venir en France. Comment cela pourrait-il impacter la Tunisie – qui forme chaque année des dizaines de milliers d’ingénieurs informatiques – et ses efforts pour développer l’économie numérique ?
Nous vivons une mutation de l’histoire de l’économie mondiale. La pierre angulaire de cette économie qui était le produit, est aujourd’hui l’information. Au sujet de l’IA, il est possible de l’aborder par l’angle de la technologie. Il est aussi envisageable d’en parler, plus généralement, comme d’une capacité à traiter de l’information, d’une intelligence qui est donnée pour extraire le plus de profit de cette nouvelle pierre angulaire qu’est l’information. C’est un enjeu mondial, et cet enjeu a besoin d’un très grand nombre de cerveaux, de compétences d’ingénieurs, de développeurs. C’est un problème global auquel tous les pays sont confrontés. La France est également confrontée aux départs des ingénieurs vers la Silicon Valley, les Etats-Unis, Londres… La Tunisie est aussi confrontée à ce problème parce que ses ingénieurs partent en France, en Allemagne, aux Etats-Unis … C’est une circulation des talents, que nous souhaitons justement circulaire.
Nous avons à choisir parmi deux approches : ou bien nous ne faisons rien et nous sommes perdants, ou bien nous fermons les frontières. Mais la Tunisie est une démocratie en marche et nous avons pleine confiance en l’intelligence humaine, nous nous y prenons donc autrement. Comment ? D’abord en lançant des initiatives qui incitent ces jeunes, même s’ils partent, à revenir entreprendre forts de leur expérience internationale. Avec notamment le Startup Act. Au sujet du rapport Villani, permettez de prendre de la hauteur, nous avons des relations privilégiées avec la France, avec des échanges multiples et très fréquents et un intérêt partagé afin de travailler ensemble pour créer des situations bénéfiques pour les deux pays. Nous pourrions, gouvernements et entreprises, faire à l’échelle de nos pays de la co-localisation, de la co-innovation, de la co-création de richesse, que créent ensemble nos talents, c’est ce que permet précisément l’industrie numérique, cela contribuera à la prospérité des deux côtés de la Méditerranée. Cette ambition intéresse des pays, entre autre européens, qui voient en la Tunisie du fait de ses atouts, leur allié stratégique, dans la course mondiale à la puissance numérique.
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